„Kunst & Gemüse – Ein genial chaotisches Stück“. Lesen Sie die „Lobrede auf die Verzerrung“ aus der frz. Tageszeitung „Libération“ im Original!
Une pièce génialement bordélique de Schlingensief
Eloge du distordu
Par René SOLIS
L’horloge au mur est formelle : Kunst und Gemüse, A. Hipler, le spectacle que Christoph Schlingensief présente à Bobigny dans le cadre du festival le Standard idéal, dure exactement une heure. Problème : votre montre est tout aussi formelle : entré peu avant 21 heures dans la salle de la MC 93, inutile d’espérer en ressortir avant 22 h 45. Qui a raison ?
«Aberration». Plus qu’une facétie de mise en scène, ce décalage horaire entre scène et salle résume bien un spectacle dont la distorsion semble la raison d’être. On trouve dans le Petit Robert trois définitions du mot. Dans l’ordre : «Un état d’une partie du corps qui se tourne d’un seul côté par le relâchement des muscles opposés, ou par la contraction des muscles correspondants» ; une «aberration produite par les miroirs, les lentilles et déformant les objets» ; et un «déséquilibre entre plusieurs facteurs entraînant une tension». Kunst und Gemüse (littéralement «De l’art et des légumes») est tout cela à la fois.
«Le corps qui se tourne d’un seul côté» est présent à l’avant-scène. Clouée dans son lit, l’actrice ex-prof Angela Jansen souffre depuis 1988 d’une sclérose latérale amyotrophique. En clair, elle ne communique plus qu’avec le regard. Dans le spectacle, elle intervient par le biais d’une caméra au laser, reliée à un écran d’ordinateur sur lequel on peut lire ses instructions aux acteurs ou ses commentaires. Dont celui-ci : «Il ne me manque rien ; simplement, je ne peux pas bouger.»
Pour ce qui est de «l’aberration produite par les miroirs et les lentilles», Schlingensief est un spécialiste. Il n’est pas seulement féru de vidéo et de cinéma, mais de toutes les formes anciennes d’images animées, de camera oscura en kinétoscope. Sans parler du kaléidoscope. Un terme utilisé par Adorno pour qualifier la musique de Schönberg, dont il écrivait aussi qu’elle réglait «définitivement ses comptes avec le son fluide et fonctionnel de Wagner».
Dans Kunst und Gemüse, les deux musiciens sont omniprésents. Schönberg, à travers les quatre mouvements de son opéra Von Heute auf Morgen, qui servent de fil rouge à la représentation. Et Wagner, parce que le spectacle revient sur la polémique de l’été 2004 suscitée par le Parsifal mis en scène par Schlingensief à Bayreuth. On peut en voir des extraits, plutôt trash, sur des écrans. Et l’on a droit à la lecture hilarante de la lettre envoyée par les descendants du compositeur, et gardiens du temple, au metteur en scène iconoclaste, pour lui signifier qu’il était désormais interdit de séjour à Bayreuth.
Acharnement. L’art comme moyen de «régler ses comptes» : le metteur en scène n’y va pas de main morte. Il s’acharne contre une icône centenaire et populaire, le comédien et chanteur autrichien Johannes Heesters (né en 1903), allégrement traité de «nazi» (le «A. Hipler» du titre du spectacle renvoie à Hitler). Il s’en prend aussi à la collection Flick, l’une des plus importantes collections privées d’art contemporain, dont une petite partie est exposée en ce moment à Berlin ; ou plutôt il s’amuse à pulvériser la vacuité de certains discours autour de l’art contemporain (tout en étant lui-même un plasticien redouté et reconnu).
«Palazzo mentale». Recycleur frénétique, il accumule sur scène les références et les clins d’oeil, des twin towers à l’embrasement de la banlieue parisienne, de la Traviata à We are the World, de King-Kong à Jean-Luc Godard. Cela pourrait être exaspérant et c’est l’inverse. Dans ce palazzo mentale, les «déséquilibres» entraînent toujours la tension, et les différences entre les acteurs (certains sont professionnels, d’autres non) semblent nourrir l’harmonie de la troupe. Tout et pas n’importe quoi : un bordel à la fois génial, joyeux et glaçant, rêve d’une oeuvre d’art totale jusqu’à l’impossible.